Notes de choeur
Notes de choeur - deux impressions sur papier fleur de coton, 21x29,7cm, 2019.
Deux histoires écrites simultanément dessinent une rencontre inévitable.
Je me réveille ce matin là, avec cette sensation frustrante de ne pas me souvenir de ce rêve où j’étais, il y a encore cinq minutes. Je vivais jusqu’alors dans cet espace, comme s’il avait toujours été familier, où tout ce qui se passait était absolument normal. Ma propre crédulité face à mon propre film. Je prenais des chemins comme si je les connaissais, les personnes que je rencontrais devenaient des mélanges d’eux-mêmes et d’autres. Avant de sauter du lit, je me laisse encore un tout petit moment pour essayer de me rapprocher de ce qui vient de me glisser entre les doigts, mais les images sont déjà bien loin. Peut-être les retrouverais-je un peu plus tard en regardant la table à manger, les yeux vidés, en buvant mon café ou en observant le fond de la tasse après la dernière gorgée. Mais avant tout, je regarde le temps qu’il fait derrière la vitre et l’enfonce pour sentir la consistance de l’air. J’inspire un grand coup. L’humidité environnante se dépose directement sur ma peau. Il faut bien qu’elle se fixe sur quelque chose sinon l’air serait trop épais, rempli de gouttes en suspend. On ne verrait plus rien. Bientôt je vais faire mon sac pour un endroit que je ne connais pas. Mes rêves se renouvelleront avec les nouveaux visages et paysages que je vais croiser. Partir de zéro, ne pas connaitre le chemin. Rapide coup d’oeil dans la tasse terminée, le dépôt fantomatique n’a pas de forme précise, je pourrais chercher à en voir mais je m’abstiens, profitant des derniers instants, de la douceur de la lumière de mon appartement. Je nettoie les miettes sur la table, et m’active dans le rassemblement de mes affaires. Plus simple qu’un voyage, je ne dois rien laisser. Je plie et pousse pour évacuer l’air entre les pulls et les babioles. Il me faut gagner de la place dans ce nouvel espace rectangulaire. Tous les vides seront remplis. Chaque contenant peut accueillir quelque chose, les boites peuvent renfermer d’autres boites qui renferment à leur tour un amas de souvenirs et de bijoux dont les formes s’épousent. Je termine avec une valise qui a perdu sa forme initiale et sur laquelle j’essaye de poser tout mon poids, à ce stade on ne sait pas qui va gagner. Le bruit du zip a changé, l’effort aggrave sa voix. Mes doigts finissent par le faire taire. Je la fais tenir sur ses pieds, vacillante, tentant de trouver un équilibre commun. Ça y est. Maintenant on est deux, c’est toi et moi contre le reste du monde, et tu me donnes le courage nécessaire pour fermer cette porte à double tour, mettre les clefs dans la boite aux lettres, scotchées avec un mot, appuyer sur le bouton de l’entrée principale, et sortir. L’air est fin et scintillant, descendre est l’équivalent de remonter à la surface. Je marche spontanément dans la rue en prenant le rythme des gens qui m’entourent, j’accélère le pas légèrement par peur de créer un problème de circulation. Mes yeux absorbent le maximum d’éléments qui ont marqués mon trajet quotidien, ils balayent les devantures comme les lumières d’un phare. Je m’arrête un moment devant l’alimentation. Je sens une odeur qui vient de se diffuser dans l’air ambiant, elle m’apaise instantanément. Le mouvement vif de cette personne a dû imprimer l’invisible, l’a rendu consistant. J’imagine que son odeur n’a pas pu le suivre dans sa course, et elle est restée là, flottant dans l’air, juste pour moi. Mon rêve me revient maintenant, des images de forêts denses et de sapins odorants, un refuge enneigé et des êtres mi-humains mi-ours. Je crois savoir maintenant où je vais.
J’ai à peine touché le sommeil que mon réveil m’y enlève déjà. J’ai beau lui demander, voir le supplier de me laisser encore ce temps qu’il me faut et qui m’appartient, le bip sonne et me répond comme un juge qui rend son verdict : c’est un « Non » catégorique. Je tente d’étouffer le bruit de mon tenancier sous un lourd coussin. Dans un état second, les bruits de l’immeuble, de nouveau audibles, viennent se mélanger au son du réveil. Le brouhaha me rendort un moment avant de me faire sursauter. J’essaye d’atteindre l’appareil et remonte ma main le long du drap qui se déplie sous mes doigts. Le bruit cesse. Je retrouve petit à petit la réalité environnante : ma table de chevet, le verre d’eau pour la nuit, et la porte qui se dessine faiblement dans le fond. La lumière éclaircie les contours et me dit qu’il est temps. Je fonce vers elle et l’empoigne pour sortir. Je peux déjà sentir la caféine envahir mon corps, mettre en éveil les moindres centimètres de peau, venir me hérisser le poil. La première gorgée bien que douloureuse entraîne un sentiment d’excitation, les premiers effets vont bientôt apparaître. Bientôt je ne vais faire qu’un avec l’agent caféine, bientôt je vais devenir un agent performant au service des dérives de ma pensée. Cela va aller très vite, il va falloir suivre le rythme. Face à l’enchaînement rapide, ne pas en louper une miette. La tension de la course dans le grondement organique des dernières gouttes de café filtré. La liste des choses à faire se déroule rapidement et s’organise par ordre de priorité. L’administratif prend la première place, pour être débarrassé, s’en suivent les appels à émettre : la famille, les amis pas vus depuis longtemps, juste après vient le tour des amis assez proches pour tolérer l’attente. Entre les deux, caler un rendez-vous chez ce nouveau kiné. Rectifier mon dossier, jeter toutes les poubelles, remplir le frigo, accueillir des amis pour une soirée, prendre en photos les meubles et les objets à vendre sur internet, supprimer les mails et les publicités ( au vu de sa facilité cette action remonte en première place ), faire une autre liste pour les entreprises où il faut postuler, refaire mon CV. À ce stade, je décide de mettre un son entraînant et relance la machine à café. Mes doigts tapent encore plus vite sur le clavier. J’ouvre des onglets dans le même ordre que ma liste, et à un moment il y en a tellement que je me perds sur un site qui m’offre des réductions plus intéressantes, le temps file. Il faut le fermer. Je reviens à la liste, déboussolé : Acheter du café. J’enfile des habits qui n’ont rien en commun à part le fait d’être couvrants et je sors. L’air est fin et scintillant, descendre est l’équivalent de remonter à la surface. Je sors de ma torpeur pour me glisser dans la ronde des gens, esquivant le hoquet des pavés, me moquant des problèmes de circulation. Mes yeux pleurent à cause du froid, mais je continue ma course, assurant les meilleures rotations de pieds dans les angles de rue. Ma danse m’emmène devant l’alimentation, je dérape et rentre en trombe. À l’achat du sachet de poudre brune je me sens rassuré, il aurait pu coûter même six fois son prix que ça n’aurait rien changé. Je donne la monnaie qu’il faut et repars soulagé. Quand je sors je sens dans l’air quelque chose qui me trouble. Une odeur si douce et poudrée qu’elle vient absorber le palpitant liquide qui me faisait trembler. J’entends le ronronnement d’une valise qui s’épuise au loin, je sens que je peux commencer ma journée.