La piscine

Il a fait tellement chaud cet été là que l’eau de la piscine s’est évaporée en une nuit. Le sel était venu se former au niveau des joints et remontait le long du carrelage pour tenter de s’échapper par les rebords. Il émanait encore des vapeurs vert pâle quand je suis descendue par les escaliers pour me serrer dans un coin. J’éprouvais une sensation bizarre comme si le poids de l’eau, qui me berçait auparavant, s’était déchargé sur mon propre poids. Je ne flottais plus. La gravité opérait sur moi une attraction forte, comme lorsqu'on tente péniblement de monter des escalators en panne.

Je me rendais compte de la quantité par le vide. Vu de dessus ça n’avait pas l’air si important, la surface ondoyante fonctionnait telle une carapace mouvante qui semblait des fois se rigidifier, comme la peau du lait. Mais maintenant que je gravitais dans le fond, l’espace me paraissait saisissant : ma voix rebondissait contre les parois et traçait d’invisibles lignes multi-directionnelles. Je lançais un «Ahhh» et les ondes me revenaient dans la face, elles faisaient vibrer mes oreilles et puis mes joues, pour revenir dans ma bouche. Un «Ahhhh» un peu plus long cette fois, et le bourdonnement prenait place dans d’autres parties de mon corps. Si je me concentrais bien j’arrivais à décider quelles parties : je commençais par les mains, les bras et les épaules, puis la nuque, pour descendre ensuite en haut du ventre, contournant le nombril, jusqu’à toucher le bout de mes orteils. Ce ping-pong sonore vrombissant dessinait sur mon front de plus en plus de micro-gouttelettes qui, une fois trop lourdes, venaient s'évanouir sur le sol brûlant dans un crépitement qui réussissait à me faire sursauter à chaque fois.

Dans cette hypnotique cabane, à l’abri du regard, à ciel ouvert, je me sentais comme une investigatrice. Je fléchis d’abord un genou et porta une attention particulière au motif qui m’entourait, à ces lignes qui quadrillaient l’espace, à ces jointures régulières. Elles se détachèrent subitement du fond lumineux pour venir se coller contre moi et s'imprimer sur ma peau comme un collant résille. La maille constrictrice me serra la cuisse de plus en plus fort, mais je réussis à m’en détacher pour venir la déposer sur le sol. Étendue comme ça, elle m’apparut comme un immense carnet de brouillon, celui avec les petits carreaux. Je décidais de plonger dedans. J’opérais par pauses de quelques secondes en prenant différentes positions. Maladroite, je m'efforçais de tenir en équilibre entre les lignes blanches qui se croisaient à l'infini.

Mais bientôt je n'étais plus seule sur la page, des anciens dessins apparaissaient sur des couches d’air de températures différentes. Ils se déformaient atrocement et ondulaient ensemble jusqu’à venir casser l’espace rectiligne.

Les lignes ondoyantes refaisaient surface, leurs bras souples se déployaient autour de moi et s’enroulaient autour de mes chevilles. L’eau chlorée montait doucement dans ma gorge à mesure que je descendais dans le fond, au point de m'écarquiller les yeux. La vue troublée, j’essayais de faire le point sur quelque chose qui aurait pu attirer mon corps, vers lequel j’aurais pu tendre et m’accrocher pour atteindre la surface. Mes yeux me piquaient affreusement. Quand soudain, un liquide noir comme de l’encre fut éjecté devant mon visage. Cette surprise me déclencha un fou rire qui, sous la pression de l'eau, vint gronder au ralenti dans mes oreilles. Le nuage noir se diffusait lentement, jusqu’à devenir épais et prendre des teintes grises comme un ciel orageux. On avait l’impression d’être au cœur d’une tempête, et je ressentais un certain apaisement qui emplissait doucement mon corps et détendait mes muscles. J’avais l’impression de devenir liquide. L’opacité de mes mains se réduisait d'ailleurs progressivement, la transparence gagnait du terrain par capillarité.

Prenant d’un seul coup conscience de ma disparition, je me mis à me débattre et à mouliner vivement des bras. Ces mouvements circulaires venaient bousculer de petites bulles d’airs à peine visibles, qui vinrent se déposer sur mes lèvres. Elles trouvèrent de la place dans une brèche et s’agglutinèrent les unes contre les autres dans les gerçures, comme si elles avaient froid, avant d’être obligées, trop nombreuses, de venir m’éclater dans la bouche. Impatiente, je pris une grande inspiration et elles vinrent toutes exploser en même temps sur ma langue, comme un bonbon pétillant. Le plaisir fut tel que j’attendis qu’elles reviennent se former et recommença l'opération. L’aspiration fut cette fois si forte qu’elle emporta avec elle dans un tourbillon : les bulles, la tempête, les lignes tentaculaires, le carnet de brouillon, et l’eau de la piscine.

Décembre 2018